
Joël Le Bras (Bx 58)*
Défendons l’honneur des médecins coloniaux !
On attribue au Gouverneur Général de l’AOF Jules Carde, en 1926, la formule « il faut faire du Noir ». Mais on la retrouve aussi, par la suite, chez maints administrateurs coloniaux et même chez des ministres des colonies de la IIIème République, préoccupés par le constat, navrant pour eux, d’une impossible adéquation entre la volonté d’une mise en valeur économique enfin rentable de nos colonies et la dramatique et chronique pénurie en main d’œuvre indigène. Ce problème explique en fait en grande partie les raisons ayant poussé inéluctablement la France à utiliser des méthodes, aujourd’hui sévèrement dénoncées comme le travail forcé ou le Code de l’Indigénat, devenus des symboles d’un colonialisme exploiteur de l’indigène.
Il est difficile de savoir vraiment, à travers cette formule, plusieurs fois répétée dans le temps, ce que ceux qui la prononçaient entendaient précisément par là et ce qu’ils attendaient du Service de Santé colonial pour y répondre. S’agissait-il d’obliger les médecins à en faire toujours davantage pour transformer chaque adulte mâle africain en un travailleur acceptable, en les égratignant au passage pour ne pas en faire assez ? Ou bien, incitait-on ces médecins à privilégier plutôt l’avenir colonial en mettant l’accent sur une médecine de prévention infantile et scolaire qui permît de disposer un jour d’une main d’œuvre quantitativement suffisante et qualitativement apte à répondre à l’économie ultra-marine future ? Ou bien, évidemment, les deux à la fois ?
Ce qui subsiste aujourd’hui de l’injonction « cardienne », interprétée négativement par la cohorte des historiens anticolonialistes de tous bords, c’est que le médecin colonial est devenu à son corps défendant un suppôt de l’impérialisme ultra-marin.
Peut-on imaginer un seul instant que, confrontés brutalement à un océan de détresse, la première pensée des médecins coloniaux ait été de se dire qu’ils avaient été mis là pour autre chose que les soulager quel que soit le nombre d’heures qu’ils y consacreraient ? Et si les gouvernements de la IIIème République se montrèrent aussi tièdes, sous la pression du mercantilisme, à inciter le Service de Santé à s’occuper par exemple des travailleurs indigènes, disons que ce service n’aurait pu y répondre qu’imparfaitement. Et ce serait alors pour avoir manqué à ce devoir qu’on aurait pas hésité à les accabler. Ce que les médecins coloniaux ont pu faire au bénéfice des populations rurales de l’Empire, ne peut s’expliquer que par leur volonté farouche et obsessionnelle de servir l’humanité souffrante. Il nous semble temps de remettre en lumière ce que fut leur véritable mobile et de rejeter enfin le fait qu’ils n’auraient été que les collaborateurs serviles d’un pouvoir politico-administratif à la botte du mercantilisme. Mais, pour ce faire, il est indispensable que nous, leurs héritiers, nous prenions conscience de l’accusation infondée qui leur est faite de s’être mis aveuglément au service inconditionnel de l’impérialisme triomphant. Comment a-t-on pu perdre de vue que nos anciens furent d’abord des serviteurs humanistes de l’indigène, y compris du travailleur quand on voulut bien exiger de lui qu’il s’en occupât ?
Le constat quelque peu amer de cet état de fait devrait justifier aujourd’hui notre réveil et même notre révolte, tant nous oublions un peu trop, de défendre l’honneur de nos anciens, lequel est aussi et finalement le nôtre.
Réagissons donc, afin qu’on relise moins souvent ce que l’historien Cheikh Fantamady Condé a écrit au nom de tant d’autres : « la médecine de masse (l’AMI et les services mobiles de prophylaxie) avait pour seul but d’éviter le manque de main d’œuvre susceptible de compromettre l’entreprise coloniale » ou ce que l’anthropologue Josiane Tantchou Yakam a complété en disant notamment à propos de Jamot « au Cameroun, il fallait sauver les indigènes pour continuer à exploiter les richesses et enrichir la métropole ».
Pour ce faire, n’insistons pas trop sur le besoin que nous éprouvons de nous glorifier de nos réalisations ultra-marines en les rappelant sans cesse, trop souvent en boucle d’ailleurs. Il est tellement facile à nos détracteurs de faire remarquer que nous aurions du faire plus, mieux, autrement. Dans nos écrits, dans nos déclarations, insistons davantage et sans cesse sur le fait que notre avis n’a jamais été sollicité pour définir les objectifs de la colonisation et que, sitôt les premiers contacts établis avec les indigènes de nos colonies, nos motivations humanistes se sont mises en place d’elles-mêmes et, qu’à partir de là, il ne fut plus question d’y déroger un seul instant.
* Joël Le Bras est l’auteur de l’essai historique « Faire du Noir ! Très peu pour Eux… » (le médecin colonial face au monde du travail indigène) paru en 2025 (ouvrage à disposition sur simple demande auprès de l’auteur).